Le soleil brillera toujours en novembre, chronique d’un corps en cavale

Nous étions jeudi. Un jeudi 11 novembre.
Un soleil éclatant transperçait le ciel. C’était presque irréel. Une lumière presque insultante, le genre de lumière qui vous regarde droit dans les yeux et vous dit : « Allez, sois heureux, j’ai mis les grands rayons. »
Et moi, naïf comme un premier communiant, j’ai cru que ça allait être une belle journée. J’avais fait ma prière du matin – donc, logiquement, j’étais invincible.
Spoiler : Dieu a peut-être décroché ce jour-là.

Parce qu’en quelques minutes, tout est parti en vrille.
Mon corps – ce traître, ce syndicaliste sans mandata débrayé. Sans réunion, sans tract, sans tambour ni trompette.
Il s’est replié, tordu, puis effondré. Et moi avec.
En un éclair, j’ai perdu le contrôle, moi qui passe ma vie à vouloir tout maîtriser. Le corps a dit : « Ciao. Bonne chance. »

Et la peur, la vraie, est entrée. Pas la petite angoisse avant un oral ou la frayeur d’un impayé. Non.
La peur viscérale.
La peur qui vous laboure les entrailles avec une petite cuillère rouillée.

Je me suis senti partir. Et au moment précis où j’ai compris que ça pouvait être la fin, j’ai eu cette pensée d’une clarté saisissante :
« Merde. Même pas le temps de prévenir. »

Autour de moi, ça s’agite.
Je ne sais plus si je suis à l’hôpital, au théâtre ou dans un épisode de “Urgences” version low-cost.
Des voix, des gestes, des silhouettes qui vont trop vite pour moi.
Et cette pensée absurde qui revient comme une mauvaise pub dans un podcast :
Mais c’est qui, “ils” ?

Et puis, trou noir. Coupure pub. Silence.

Quand j’ouvre enfin les yeux, je suis dans un autre monde. Tout est lent, pesant, ouaté.
Une femme me parle. Une soignante sûrement. Elle a le regard doux, la voix qui sourit sous le masque. Elle me dit que tout va bien.
Elle ment très bien.
Moi, je ne comprends plus ce que “bien” veut dire.
Je suis là, mais pas là.

Et là, comme un sketch mal écrit, entre ma mère.
Elle cherche son fils dans cette carcasse molle.
Je veux lui dire : « C’est moi, t’inquiète. »
Mais rien ne sort. Pas un mot. Pas un souffle.
Je suis muet comme un évêque un soir d’aveux.

Je veux lui prendre la main. Rien ne bouge.
Pas même un doigt. Même ma main m’a ghosté.

On m’explique.
Opération. Longue. Technique. Réussie, paraît-il.
Je baisse les yeux. Je vois… la chose.
La dérivation.
La fameuse. Le nouveau colloc’.
Mon bidou connecté. Ma poche à crottes.
Pardon, mais là, j’ai perdu foi en la poésie chirurgicale.

Alors je reste là. À moitié mort, à moitié dégoûté.
Et mon père, dans un élan d’amour, décide de meubler le silence avec sa vie en 18 saisons.
Je suis devenu son public captif. Et son punching-ball émotionnel.
Il parle, parle, parle. Je l’aime, hein.
Mais j’ai qu’un seul rêve : le faire taire.

Et ce jour arrive. Le jour où je parle enfin.
Une phrase. Une seule.
« Tais-toi s’il te plaît. »

Bam.
Simple. Poli. Légendaire.
Il est choqué. Moi, je me marre intérieurement.
C’est officiel : je suis vivant.

Et là, la foi revient. Pas la grande foi triomphante qu’on scande au micro.
Non. Une foi fatiguée, cabossée, résistante.
Un truc entre Job et Coluche.
Mais elle est là.

Commence ensuite la rééducation, ce mot noble pour désigner une série d’humiliations très organisées.
J’apprends à me lever sans tomber. À marcher sans ressembler à un pantin bourré.
On me dit : « Doucement. Va pas trop vite. »
Mais dans ma tête, j’ai déjà couru trois marathons et gravi le Kilimandjaro.
Je suis un centaure intérieur, prisonnier d’un tractopelle.

Mais je tiens.
Je serre les dents.
Je suis leur petit projet de réinsertion humaine.

Puis vient le retour à la maison.
Mais “chez moi” n’est plus ce qu’il était.
Mon corps est devenu un centre de tri.
Tout dysfonctionne.
Mon ventre ? Une diva. Mon transit ? En cavale.
Et là, entre en scène…
Bidule.

Petit dispositif. Grand espoir. Grosse déception.
Je le baptise ainsi pour ne pas l’insulter trop fort.
On me dit de patienter.
Moi, j’ai juste envie de crier :
« Rendez-moi mon anus d’avant ! »

Mais bidule, fonctionne, enfin parfois ou alors pas toujours mais bon c’est déjà mieux que rien. C’est déjà une victoire.

Aujourd’hui, on est en avril 2025. Ça fait 29 mois.

Et je suis là.
Debout.
Un peu bancal.
Un peu lent.
Un peu cynique, aussi.
Mais debout. Et fier.

Fier d’avoir tenu.
Fier de pouvoir te dire tout ça.
Fier d’y croire encore, même si ma foi ressemble parfois à un vieux doudou mâchonné.

Je ne sais pas encore ce que je vais faire de tout ça.
Mais je vais en faire quelque chose.
Un cri. Une chronique. Une prière. Un livre, peut-être.
Un truc utile. Un truc vivant.

Et surtout, j’ai pris une décision non négociable :
Le soleil brillera toujours en novembre.
Même si la météo dit non.
Même si mon ventre grogne.
Même si Dieu se tait.

Parce que dans mon cœur,
il fait beau.
Et ça, c’est non-remboursable.

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