Tribune – Quand le bénévolat devient du travail dissimulé
On connaissait les patrons qui fraudent, les plateformes qui contournent le droit du travail, les entreprises qui jonglent avec les statuts précaires. Mais il est un angle mort de la loi, une zone grise qu’on préfère ne pas trop regarder : celui des associations et des mouvements qui exploitent leurs bénévoles comme des salariés déguisés, sans contrat, sans protection, et souvent sans aucune reconnaissance, si ce n’est une tape dans le dos et quelques remerciements en fin d’assemblée générale.
Le tout au nom du sens, de l’engagement, et de la solidarité. Ça sonne bien. Ça sonne même trop bien.
Car sous le vernis des bons sentiments, certaines structures – et il faut le dire, certaines grosses machines bien installées dans le paysage associatif, voire paroissial ou militant – ont méthodiquement transformé le bénévolat en ressource humaine gratuite, remplaçant des postes par des « référents », des « coordinateurs bénévoles », des « responsables de secteur »… tous très investis, très sollicités, mais juridiquement inexistants.
La hiérarchie est là, bien présente, même si on la nie. Il y a ceux qui décident, et ceux qui exécutent. Il y a les permanents, souvent salariés, et les bénévoles sur lesquels tout repose, à qui l’on demande toujours plus, mais qu’on maintient dans une position de subordination implicite. Le mot est fort ? Pas tant que ça. Quand on vous impose des missions, des comptes à rendre, des horaires, des bilans à produire, mais qu’on vous répond qu’il n’y a « pas de budget pour un poste », c’est du travail dissimulé.
Mais attention : dissimulé sous une forme plus perverse encore que dans le privé. Car ici, on invoque la cause, la mission, l’appel, comme si demander un cadre clair revenait à trahir la fraternité.
Certaines associations – pas toutes, fort heureusement – ont parfaitement compris le bénéfice de cette zone grise : elles peuvent faire tourner leur activité avec des bénévoles hautement qualifiés, disponibles, investis… et surtout, gratuits. Elles ont instauré un véritable modèle managérial, avec fiches de mission officieuses, chartes d’engagement, reporting, évaluation… mais sans les droits qui vont avec.
Et que dire des mouvements qui vont encore plus loin, instaurant des logiques de loyauté quasi-sectaire ? Vous savez, ceux qui parlent « d’esprit de service », de « don de soi », de « disponibilité radicale »… mais qui vous épuisent à la tâche, vous culpabilisent quand vous exprimez une limite, et vous regardent de travers si vous décidez de partir. Là encore, la parole est verrouillée, la hiérarchie est sacrée, et les liens de dépendance affective remplacent les droits.
On salue l’engagement, mais on instrumentalise les bonnes volontés.
On remercie, mais on remplace des postes qualifiés par des bénévoles taiseux.
On brandit des valeurs humanistes, mais on fonctionne comme une entreprise sans règles, ni syndicats, ni prud’hommes.
C’est un système. C’est une mécanique. Et c’est profondément injuste.
Le bénévolat est une richesse. Mais lorsqu’il devient un palliatif systémique aux désengagements publics, lorsqu’il remplace le travail rémunéré, lorsqu’il est mis en coupe réglée par des structures qui ne vivent que grâce à lui tout en niant sa valeur réelle, alors c’est une imposture. Une imposture morale, politique, et sociale.
Il faut que cela cesse.
Il faut poser des limites claires entre ce qui relève de l’engagement volontaire et ce qui tient de l’emploi déguisé.
Il faut que les associations qui fonctionnent principalement grâce à des bénévoles rendent des comptes sur leur modèle économique, leur gouvernance, et leur transparence.
Il faut enfin que les bénévoles eux-mêmes osent ouvrir les yeux, et comprendre que donner de son temps ne signifie pas se taire, s’épuiser, ni se faire instrumentaliser.
Nous avons besoin de bénévolat, oui. Mais pas de bénévoles exploités. Pas de soldats silencieux dans des structures opaques. Pas de militants soumis au management façon start-up déguisée en fraternité.
Il est temps de refaire du bénévolat un espace de liberté et de puissance collective, et non un réservoir de main-d’œuvre gratuite pour compenser la faillite d’un modèle social.
Être bénévole, ce n’est pas se sacrifier.
C’est choisir de donner.
Et tout don mérite respect, écoute, et reconnaissance réelle.
